Nouvelle
Avec les mots des larmes étaient montées aux yeux de Maya. Sans couler mais bien réelles, rendant les yeux brillants, comme parfois dans un état fiévreux.
Une oasis de silence s’installe entre les deux femmes au cœur du brouhaha des allées et venues. Le bar (à la diagonale de leurs places) est pris d'assaut, mais la somme des voix reste feutrée, comme d'un autre et lointain univers.
Ingrid :
-
J’ai remarqué qu’on a quand même chacune, chacun, une part de responsabilité quand ça pourrait le faire mais ça ne dure pas.
-
Dans mon cas, je ne vois pas en quoi j’ai mal fait ! Alcools forts, deux fois giflée... Comme une conne, séduite, séduite, je l'aimais, et j'étais impuissante, mais pas coupable…
Mais parlons plutôt de toi ; Tu es toujours avec, comment tu l’appelais ? -
Tu sais, cette dernière année j'ai compris qu’en fait on manque beaucoup de conscience, au sens moral. Rien que sur le mensonge et sa portée possible.
Et puis je pense que nos casseroles doivent aussi nous servir à grandir en compréhension. En recherche de sens, de causalité. Parce que notre destin n'est pas tout écrit et joué d'avance. Ce n’est pas un scénario mot à mot. Je crois même que des scènes entières n’avaient pas été prévues. -
Place à l’impro.
-
Au point de changer le fil de l’histoire.
-
Cela a fait partie de plus d’un tournage. Et donc ?
-
Moins agir par réflexe conditionné ; en sachant prendre du recul, avec une conscience plus éveillée, ce qui aurait permis de voir plus clair plus tôt ; et de prendre une autre voie. La bonne…
Je me suis aperçue qu'on est des ébauches. Des ébauches de vie ; de soi. mais on se conduit comme si on était des pièces achevées, des valeurs sûres. -
Tu veux dire on est comme des rushes ?…
Ouais-ouais, tu m'impressionnes Ingrid. Tu étais si tournée vers l'extérieur, les rendez-vous, les essais, tournages.
Moi ça me fait un peu peur de changer. De peut-être trop comprendre.
Et si tu me parlais – Ah ça me revient, c'était Victor !
-
Victor, oui.
-
Toujours avec lui !? Il va bien ? Qu’est-ce qu’il faisait déjà ?
-
Il est passé comme il dit « des salles aux serres ». Mais toujours dans l'art et l’essai (elle a un sourire malicieux). Il a changé de culture : Il s’est mis à la permaculture.
-
C’est une culture qui vient de quel pays ?
-
C’est une philosophie agraire.
-
Tu m’en diras tant ! Tu sais, je n’ai pas fait d’agrégation moi ; alors dis-moi, agraire ?
-
Agricole, agriculture. Il a acheté une propriété en Ardèche, depuis bientôt deux ans, et il fait pousser des légumes sous serre et à ciel ouvert. Je le rejoins après le festival, si tu veux je t’y emmène !
-
Attends ! Tu me parles de philosophie, puis d’agriculture, c’est un peu confus pour ma p’tite tête ! Ça me fait juste penser à « Alexandre le bienheureux » d'Yves Robert, 1968. C’est un bon parallèle ?
-
Victor a fait un vrai choix de vie, réfléchi. Avec retour à la simplicité, la nature et le respect de ses lois, des saisons, avec des pratiques anciennes ; le moins de moteurs possibles. Des capteurs du soleil et une éolienne, des choses comme ça.
Et je suis contente du coup qu'il ait aussi changé de basse-cour !
(rires)
Tiens, je vais encore te faire rire ! Un exemple de sa nouvelle vie : Il urine maintenant dans un seau ou un flacon (elle rit) ; puis il fait des dilutions, et il enrichit la terre avec. C’est un très bon fertilisant naturel ; et surtout, avec des toilettes sèches, nos excréments ne partent plus dans le tout-à-l’égout pour polluer l’eau qu’on nous sert au robinet, mais c’est recyclé naturellement.
Il dit qu’il amande la terre, et qu’il s’amande lui-même, au lieu de payer des amendes. Sa petite part pour freiner la dévastation de la planète. -
Oui je vois bien, j'ai vu des docus là-dessus. Si c’est possible !
-
Il parle d’une seconde jeunesse. Il dit que l’eau est meilleure à la source, que lorsqu’elle arrive dans la mer. Il a brûlé ses bateaux avec la distribution, Paris et Londres, Madrid. Il veut se mettre tout entier à ce qu’il croit, au fur et à mesure qu’il apprend, et que des choix s’imposent.
-
C’est courageux, je suppose. Et tu le vois souvent ? Tu es toujours en Ile-de-France toi ?
-
Tous les 15 jours, les week-ends et fêtes.
-
Comme les enfants de parents séparés en somme.
-
« Loin des yeux, près du cœur ! ». C’est une formule qu'on a adoptée, adaptée à nos personnalités, ce qui rend les relations plus pérennes.
-
Sereines.
-
Aussi. On a compris cette problématique de l'inversion toujours possible des attractions en répulsion. Avec le développement anarchique de nos egos, on doit chercher des organisations et des savoirs, anciens et nouveaux, qui tiennent la route, qui procurent la paix et aident l'amour du cœur.
-
Ouais, tu as déjà bien adhéré à sa philosophie à ce que j’entends ! C’est vrai que beaucoup de choses changent, et très vite – trop vite –, et ça fait peur quelque part. Pour moi ça sent la Big cata. Comme au niveau des couples, des familles.
-
Victor dit qu’il est passé de la Terre-à-délit (d-é-l-i-t) à sa Terre-Neuve. Une terre parfois rude, mais il revit.
-
Un vrai privilège.
-
On en est conscient. Mais c’est aussi le fruit d’une décision, et de certains sacrifices.
-
Sûr ! On ne peut pas tout avoir. Une autre version de « L’amour est dans le pré » !
Je voudrais bien oui, le rencontrer sur son domaine. L’Ardèche, c’est pas un peu dans le secteur !? -
De l’autre côté du Rhône, à côté. On y est dans deux jours si tu veux, après le festival ! Je le préviens ?
-
Des fois qu’il soit nu quand on arrive ! Je rigole ! En tout cas je me sens toute curieuse ! « Victor – la saison 2 » !
Et toi tu me sembles bien amoureuse en fait !? -
Je veux encore y croire. Je n’ai rien trouvé qui soit mieux qu’un couple.
-
« Un homme et une femme » - 1966, et toujours.
On est toujours tenté de revenir, de « reloucher » sur ce bonheur comme le plus tout jeune Claude l'a si bien mis et remis en image avec Anouk Aimée et Trintignant.
Après, entre une réalité montée en film et la réalité brute de quotidien… -
Bien sûr qu'on offre du rêve. Mais qui peut parfois en sauver provisoirement certains. C’est ce qui me tient dans cet univers. Alors tant pis si ça devient décadent, dégradé. Il n’y a rien de parfait, et l’important est de se garder soi-même en grandissant en conscience. De devenir une résistante s’il le faut.
-
J’ai parfois l’impression qu’il y a comme une grosse malédiction, qui pèse sur tout en fait. Un truc qui nous empêche tous d’être heureux.
-
Je crois que pour un vrai et bon changement, il faut parvenir à un stade certain d’insatisfaction, sans plus de volonté de rebondir par soi-même encore une fois.
-
Lâcher prise ! Dans la mesure où le monde va de plus en plus mal, on y arrive non ?
-
Je le crois aussi. Mais pas lâcher prise pour un vide, mental ou un isolement. Pour une meilleure connexion et expansion.
Allez, je peux te dire : On s’est mariés l’année dernière, malgré le covid et le confinement. -
Non ! Avec Victor ? Ingrid, tu m’en diras tant !
(Maya la regarde l’œil allumé, avec soif, de l’envie peut-être, des questions qui se bousculent).
Et mariés… devant un monsieur le maire ou devant une mairesse ? -
Devant Dieu !
Claude Thé Juin 2021 @LGDDV
commenter cet article …